Que signifie vraiment E=mc² ?
L'équation la plus célèbre de toute la physique n'est pas la plus simple à interpréter, alors je vous propose une analogie...
On présente souvent la formule E=mc² en disant que la masse (et donc la matière) peut se transformer en énergie, et vice-versa. C’est un principe qui semble d’ailleurs à l’oeuvre dans le fonctionnement des bombes nucléaires : l’énergie libérée par la réaction peut se calculer à partir de la masse totale perdue dans l’opération de fission des noyaux. Mais cette idée de transformation réciproque d’énergie en masse n’est pas toujours la meilleure manière de penser cette relation.
De façon plus précise, on présente en général E=mc² comme une relation d’équivalence entre la masse et l’énergie. D’après cette interprétation, les concepts de masse et d’énergie sont considérés comme équivalents, ou bien de façon plus radicale : ils sont en fait les mêmes.
Mais je crois que dans l’esprit de l’article originel d’Einstein, on peut même aller encore un peu plus loin et affiner l’interprétation en disant que la masse est un concept moins fondamental, et qui émerge de celui d’énergie. Ce qu’on appelle « la masse » d’un système est en fait la mesure de son contenu total en énergie. Si un système gagne ou perd de l’énergie, cela fera par la même occasion varier sa masse.
Du point de vue de l’histoire des sciences, cela peut sembler surprenant d’avoir découvert si tard cette équivalence entre masse et énergie. Comment a-t-on pu introduire indépendamment les concepts de masse et d’énergie, et les manipuler pendant des décennies, sans jamais se rendre compte de cette équivalence ? Il faut dire que ces deux concepts ont en effet l’air bien différents, et qu’ils ont chacun leur rôle respectif en physique. On peut donc comprendre qu’il n’était pas simple à première vue de réaliser que faire varier l’un, c’était aussi faire varier l’autre.
J’ai pensé à une analogie pour essayer d’illustrer cette situation étrange, peut-être sera-t-elle utile à la compréhension.
Les aliens économistes
Imaginez que des aliens envoient des scientifiques observer et étudier la civilisation humaine. Supposons que ces derniers n’aient aucune idée de comment nous sommes organisés, et qu’eux-même soient organisés très différemement. Ils ont donc tout à découvrir sur notre fonctionnement en société.
Un premier alien scientifique, Isaac, étudie les différents humains, et il remarque certaines corrélations : les humains qui ont de grands logements ont tendance aussi à avoir des grosses voitures, à partir en vacances loin et souvent, à porter de beaux habits, à manger des mets plus fins, etc. Il en déduit qu’il doit exister pour chaque humain une sorte de propriété intrinsèque, sous-jacente, et qui explique ces régularités. Il décide d’introduire un nom pour ce concept : la richesse. Dans sa théorie, chaque humain semble posséder une certaine richesse, qu’on peut quantifier sur une échelle, et qui conditionne la taille de son logement, de sa voiture, etc. Isaac observe un certain nombres d’humains pendant plusieurs semaines, et leur richesse semble être invariable, comme si elle était une propriété intrinsèque propre à chaque individu. Pour Isaac, ce concept est scientifiquement pertinent, et il permet d’expliquer certaines régularités observées dans ses sujets d’étude.
En parallèle, une autre alien scientifique, Émilie, étudie les relations entre les humains, et observe qu’il existe entre eux des flux de certaines substances : ils se transfèrent de l’un à l’autre des pièces jaunes qui brillent, ou encore des billets verts avec des effigies dessus, ou bien des gemmes de différentes couleur. Émilie constate que ces différentes substances semblent plus ou moins équivalentes dans leurs effets, et que ces flux entre individus permettent d’expliquer certains types de relations et de comportements qu’ils ont les uns avec les autres. Elle décide de donner un nom générique à cette famille de substances qui s’échangent et transitent entre les humains : l’argent. L’argent existe sous différentes formes et ses flux en positif ou en négatif sont corrélés avec un certain nombre de comportements. Émilie est contente car il s’agit d’un concept bien utile pour son étude scientifique.
Isaac et Émilie ont bien progressé chacun dans leurs domaines, et décident de se retrouver pour comparer leurs trouvailles et leurs théories. C’est alors qu’un troisième alien, Albert, fait une suggestion étonnante : et si les concepts de richesse et d’argent étaient en fait reliés ? Et si, quand un individu gagne ou perd une certaine quantité d’argent, sa richesse s’en trouvait diminuée proportionnellement ? Albert estime que ce lien avait échappé à Isaac et Émilie, car quand dans la quasi-totalité des cas concrets, quand un flux d’argent existe entre deux individus, son impact sur leurs richesses respective est faible donc indétectable.
Mais à la fin de la discussion, Albert finit par convaincre les deux autres que la richesse d’un individu n’est autre que la mesure de son « contenu » en argent ? Ca n’est pas exactement que l’argent peut se transformer en richesse et réciproquement. Ca n’est pas non plus que l’argent et la richesse sont exactement la même chose. Mais plutôt que la notion de richesse émerge du concept d’argent.
Il me semble que la situation fictive que je décris ici est analogue à ce qu’il s’est passé historiquement avec la masse et l’énergie. Ce sont deux notions qu’on a introduites indépendamment, et ayant chacune trouvé son utilité explicative dans son domaine…avant qu’on se rende compte qu’elles étaient reliées; qu’une variation d’énergie implique une variation de masse, et que la masse s’avère être simplement la mesure du contenu en énergie d’un système. Le concept de masse émerge de celui d’énergie.
La démonstration d’Einstein
Pour donner corps à cette idée, voyons la démonstration qu’Einstein a proposé initialement dans son article au titre évocateur, « L’inertie d’un corps dépend-elle de son contenu énergétique ? » et publié en 1905.
Einstein propose d’imaginer la situation suivante : un corps immobile émet soudainement deux photons de même longueur d’onde dans des directions opposées.
On sait relier l’impulsion et l’énergie d’un photon à sa longueur d’onde
et
où h et c désignent respectivement la constante de Planck et la vitesse de la lumière. On a donc la situation suivante
Au cours de l’opération, le corps perd ainsi une quantité d’énergie
tandis que sa variation totale d’impulsion est nulle, puisque les deux photons emportent une impulsion opposée. Ce que nous dit Einstein, c’est que la perte d’énergie s’accompagne d’une variation de la masse du corps…mais qu’on ne peut pas le voir en regardant la situation uniquement dans ce référentiel. Il faut se placer dans un autre référentiel, dans lequel le corps n’est pas au repos.
Considérons donc la même situation vue depuis un référentiel en translation à vitesse -v. Dans ce référentiel, le corps est en mouvement à vitesse v, et il émet soudainement ses photons. A l’issue de l’opération, sa vitesse est toujours la même.
Du fait du mouvement du corps et de l’effet Doppler, dans ce référentiel les longueurs d’onde des deux photons subissent respectivement un décalage vers le bleu et un décalage vers le rouge.
En utilisant les lois de changement de référentiel de la relativité restreinte (les transformation de Lorentz), on peut calculer les longueurs d’onde respectives, et donc l’impact sur les valeurs d’énergie et d’impulsion des photons émis. Pour une vitesse v faible devant la vitesse de la lumière, l’énergie et l’impulsion se trouvent simplement multipliées par un facteur
On a donc la situation suivante
On peut alors voir que la variation totale d’énergie du corps est toujours la même que dans le référentiel de repos
tandis que la variation d’impulsion est cette fois
On peut récrire cette varation d’impulsion en fonction de la variation d’énergie ci-dessus
Cette relation nous dit que le corps a subit une variation de son impulsion, alors qu’on l’a dit, il n’a pas subit de changement de vitesse ! L’impulsion étant le produit de la masse par la vitesse, c’est donc que c’est sa masse qui a varié ! Il existe une variation de masse telle que
En égalisant avec la variation d’impulsion que l’on a déterminée juste au-dessus, on trouve que
Et notez bien que v n’apparait pas, ce résultat est donc valable quel que soit le choix de v qu’on ait fait (modulo l’approximation de “v suffisamment faible”).
Cette relation exprime bien l’essence de l’équivalence masse-énergie : si l’énergie contenue dans un corps varie, alors la masse de ce dernier varie aussi. Ou comme le formulait Einstein : l’inertie d’un corps dépend de son contenu en énergie.
En 1905, cette « démonstration » d’Einstein n’avait évidemment pas encore suffisamment de généralité : elle concernait un cas bien particulier, et avec une forme d’énergie spécifique. De surcroit elle faisait appel à des idées relevant plutôt de la théorie quantique (énergie et impulsion des photons). Mais étant donnés les principes de conservation d’énergie et l’équivalence des différentes formes connues, elle était suffisante pour donner corps à l’intuition générale d’équivalence masse/énergie.
Si cette démonstration ne vous satisfait pas, notez que quelques années plus tard, en 1911, Max Laue en a donné une version plus générale
Laue, M. (1911). Zur dynamik der relativitätstheorie. Annalen der Physik, 340(8), 524-542.(Article en allemand dont on trouve une traduction ici)
Celle-ci a été encore totalement généralisée par Klein en 1918, la démonstration est présentée dans ce papier
Ohanian, H. C. (2012). Klein's theorem and the proof of E= mc². American Journal of Physics, 80(12), 1067-1072.
Pour ceux qui connaissent la relativité restreinte, elle consiste essentiellement à démontrer que l’énergie et l’impulsion forment ensemble un quadrivecteur, c’est-à-dire que (E/c,p) se transforme bien selon les transformations de Lorentz (chose qui n’a rien d’automatique, ça n’est pas parce qu’on accolle ensemble 4 nombres que ça en fait un quadrivecteur !). Une fois ceci établi, de la norme de ce quadrivecteur découle la relation “générale” d’équivalence masse/énergie, valable dans tous les référentiels galiléens
et qui se réduit à E=mc² dans le référentiel de repos.
Question ouverte pour moi : est-il possible de formuler une démonstration simplifiée analogue à celle d’Einstein mais dans un cas autre que l’émission de photons ? Prenons par exemple le cas de deux particules en interaction selon un potentiel V(x) ayant un minimum à une certaine distance d’équilibre x0. Quand on place les deux particules hors de leur distance d’équilibre, on augmente l’énergie du système (on peut par exemple prendre un oscillateur harmonique). Ce changement devrait modifier son inertie de façon “visible”, par exemple le travail d’une force nécessaire pour donner une certaine vitesse au système.
Bravo et merci pour cet article limpide.
Plutôt que "“Il faut se placer dans un autre référentiel dans lequel le corps est au repos.”, ne faut-il pas lire "“Il faut se placer dans un autre référentiel dans lequel le corps n'est pas au repos.” (puisqu'il a une vitesse v non nulle ?
Bonjour,
Merci pour tous vos travaux d’éducation populaire en physique (et autre !).
Cela vient peut être de mon téléphone, mais il manque le + dans la formule générale de l’énergie d’une particule libre