Le champ électromagnétique existe-t-il ?
Ou comment tenter de se passer de la notion de champ en électromagnétisme...
Il y a un peu plus d’un an, j’écrivais ici-même un billet intitulé « Le champ gravitationnel existe-t-il ? »
Le contexte de ce billet était la question du réalisme scientifique, et mon but était d’illustrer l’argument de la sous-détermination des théories par l’expérience.
Pour faire simple, cet argument dit que puisqu’il est très souvent possible d’imaginer plusieurs théories mathématiques ayant exactement les mêmes prédictions expérimentales, il faut être prudent dans notre tendance à vouloir attribuer une notion de “réalité” aux objets que mobilise la théorie.
Je citais comme exemple le fait que si l’on considère la gravité newtonienne, il est possible de la formuler en considérant que les corps créent partout autour d’eux un champ gravitationnel, champ que les autres corps ressentent sous la forme d’une force. Mais on peut également la formuler plus simplement en termes de forces s’exerçant directement entre des paires de corps massifs, sans qu’il y ait besoin d’évoquer un quelconque champ. Et que dès lors, il était délicat de considérer le champ comme “réel”. Je vous renvoie à mon billet pour les détails.
Aujourd’hui, on va essayer de faire pareil avec l’électromagnétisme ! Et je trouve que l’exercice est riche d’enseignements physiques, à défaut de philosophiques.
Le cas de l’électrostatique
Comme je l’expliquais dans ma dernière vidéo sur l’électricité, la même idée fonctionne avec l’électrostatique : soit on la formule simplement au moyen de la force de Coulomb qui s’exerce entre des paires de charges;
soit on introduit un intermédiaire, le champ électrique, et l’on décompose conceptuellement le phénomène en deux : d’une part les charges créent des champs électriques, d’autre part elles ressentent les effets des champs dus aux autres charges, et ce sous la forme d’une force F=QE, proportionnelle à la valeur du champ
La situation est évidemment strictement analogue au champ de gravité, puisque la force électrostatique de Coulomb ressemble comme deux gouttes d’eau à la force de gravité selon Newton.
Ce que je trouve philosophiquement gênant dans cette notion de champ, c’est qu’on se retrouve à introduire un objet énorme — un champ qui existerait tout le temps et en tout point de l’espace ! — pour expliquer une simple interaction entre deux objets ponctuels.
D’autant que la notion de champ me semble refléter l’idée d’une possibilité plutôt qu’une réalité. Quand on dit que le champ vaut E en un certain point M de l’espace, cela signifie que s’il y avait un charge q en M, elle ressentirait une force qE…mais il n’y a probablement pas de charge en M ! Le champ est donc une notion assez “contrefactuelle”, qui quantifie une force hypothétique : une force qui existerait dans un monde où les choses seraient différentes et où il y aurait une charge à cet endroit là.
Le champ électromagnétique
Évidemment, on est en droit de trouver mes exemples un peu tirés par les cheveux. Bien sûr que pour des situations statiques, quand on suppose les forces instantanées, on peut en principe se passer de la notion de champ et tout raisonner en termes de charges et de force de Coulomb. Mais dès qu’on rentre dans le domaine de l’électromagnétisme, c’est tout de suite beaucoup plus délicat.
Quand les champs électriques et magnétiques sont autorisés à varier dans le temps, on peut assister à la propagation d’ondes électromagnétiques, même dans le vide. Et ces ondes sont apparemment bien réelles, puisque ce sont sur elles que reposent les télécommunications par ondes radio ou même simplement la propagation de la lumière.
Cette interdépendance entre champs électriques et magnétiques est parfaitement illustrée dans les fameuses équations de Maxwell.
On peut interpréter ces équations ainsi : la première et la troisième nous disent que les charges (rho) et les variations de champ magnétique B engendrent un champ électrique E. La quatrième affirme que les courants J et les variations de champ électrique E créent le champ magnétique B.
Vu comme cela, la réalité du champ électromagnétique semble difficile à nier. Comment expliquer la propagation des ondes électromagnétiques sans faire appel à ces champs ?
Et pourtant...on peut s’en passer !
A la recherche des causes
Quand on regarde une équation d’une théorie physique, il est assez tentant de lui attribuer un contenu causal : la valeur de telle quantité est causalement fixée par telle autre. Et pourtant, il faut parfois être prudent avec ces interprétations.
Prenons la célèbre équation de Newton « Somme des forces = masse x accélération ». C’est généralement sous cette forme qu’on l’apprend à l’école, et pourtant cette façon de l’écrire reflète mal son contenu causal.
En pratique, c’est plutôt l’accélération qui est fixée par les valeurs des forces et de la masse. On devrait plutôt l’écrire
Pour utiliser un langage statistique, c’est comme si la force était la variable indépendante, et l’accélération la variable dépendante.
Dans le même genre, il est souvent plus éclairant d’écrire la loi d’Ohm sous sa forme I = U/R (je vous renvoie là aussi à ma dernière vidéo sur l’électricité), plutôt que la forme traditionnelle U=RI.
Qu’en est-il des équations de Maxwell ? Qui cause quoi entre les champs E et B ? Eh bien d’une certaine façon…aucun des deux !
Quand on discute de la propagation des ondes électromagnétiques, on a parfois tendance à oublier qu’à l’origine de ces ondes, il y a toujours des sources ! Bien sûr, on peut s’amuser à résoudre les équations de Maxwell dans le vide, et trouver des solutions. Mais c’est oublier que quand on résout des équations différentielles, il faut en général des conditions aux limites : conditions au bord et conditions initiales.
En pratique, quand une onde radio se propage, c’est qu’une antenne l’a créée quelque part grâce à des mouvements de charges. Et si on la détecte, c’est qu’une autre antenne l’a captée, là aussi du fait de charges qui se trouvent mises en mouvement.
Pour comprendre tout cela, je trouve qu’il est conceptuellement utile de reformuler l’électromagnétisme uniquement à partir de forces et de sources, comme on l’a fait pour le champ électrique et la force de Coulomb.
Il se trouve que c’est possible grâce à un concept un peu trop méconnu : le potentiel de Liénard-Wiechert.
De Liénard-Wiechert à Feynman
Si l’on adhère à l’idée que dans l’électromagnétisme, tout n’est en définitive que des forces exercées sur des charges par d’autres charges, il doit être possible de formuler entièrement ces forces sans faire appel aux notions de champs.
Eh bien une telle formulation existe, bien qu’elle soit il est vrai un peu fastidieuse. Elle fut découverte dès 1898 par Alfred-Marie Liénard, puis en 1900 par Emil Wiechert qui formulèrent un potentiel ne dépendant que des charges et courants qui créent les champs, sans que les champs aient besoin de dépendre les uns des autres.
Plus tard la formule fut présentée sous forme compacte par Feynman, et on peut la reformuler ainsi ainsi : considérez une charge Q qui joue le rôle de source, et une charge q se déplaçant à une vitesse v; on peut alors entièrement exprimer la force que subit q en raison de la présence de Q à l’aide d’une formule qui fait intervenir uniquement la position, vitesse et accélération relative des deux charges :
Dans cette formule, r’ représente le vecteur position séparant les deux charges, et il intervient aussi via ses dérivées temporelles. Un point important : contrairement à ce qu’on fait avec la formule de Coulomb, l’effet des charges en mouvement n’est pas instantané, et donc tout le membre de droite de cette formule s’évalue à un « temps retardé
que l’on peut interpréter comme le temps de propagation de ces informations de position, vitesse et accélération à la vitesse de la lumière. La force qui s’exerce sur la charge q à l’instant t dépend de l’état (position, vitesse, accélération) de la charge Q à l’instant retardé (t - r’/c).
Je vous l’accorde, la formule n’est pas très digeste, mais elle a le mérite d’exister ! (Et notez que dans le formalisme des quadrivecteurs de la relativité restreinte, elle serait relativement compacte bien qu’un peu cryptique)
Mais il me semble que le gros avantage de cette formulation est conceptuel. Il montre que toutes les causes et les effets de l’électromagnétisme peuvent se décrire uniquement en termes de charges en interactions via des forces.
Dans cette vision, les champs électriques et magnétiques sont inutiles. Et si on insiste pour les introduire, ils n’apparaissent que comme des intermédiaires de calcul certes commodes, mais superflus.
En particulier, cette reformulation permet de réaliser que les équations de Maxwell n’ont pas vraiment de contenu causal : quand une onde se propage, ça n’est pas vraiment le champ E qui crée un champ B et réciproquement. Les deux sont créés causalement par les charges à l’origine de la propagation. Les équations de Maxwell n’expriment finalement pas un lien de cause à effet entre les champs, mais une corrélation entre ces deux objets intermédiaires que l’on a introduit pour se faciliter la vie.
Pour utiliser à nouveau le langage des statistiques : E et B sont corrélés, mais il y a un facteur de confusion qui les détermine tous les deux causalement : les charges en mouvement qui sont à l’origine de tout cela.
Je suis bien conscient qu’en pratique, personne n’utilise vraiment cette formulation, qui est quand même beaucoup moins pratique du point de vue calculatoire que l’utilisation du champ électromagnétique. Mais cette vision a l’avantage d’être plus économe conceptuellement : plus besoin d’imaginer des champs existant partout et en tout point de l’espace ! Le nombre d’objet à considérer est réduit.
Malgré tout, cette formulation demande quand même que quelque chose voyage entre les charges. Puisque pour calculer la force exercée sur une charge, il faut connaitre l’historique de la position, de la vitesse et de l’accélération des autres charges, cela signifie que d’une façon ou d’une autre, ces informations doivent pouvoir se transmettre à travers l’espace et le temps.
La question de la détermination du temps retardé peut paraître un peu délicate. Techniquement à un instant t, pour trouver r’ et le temps retardé associé à une source, il s’agit d’une équation implicite. Une visualisation que je trouve utile, c’est celle des cônes de lumière de la relativité restreinte. Imaginons une particule Q qui subit une certaine trajectoire imposée (pensez à des électrons dont la position varie de façon oscillante dans une antenne) : pour déterminer l’impact de sa trajectoire sur une autre particule q située à un autre endroit à un autre moment, il suffit de tracer le cône de lumière vers le passé, et de retrouver par intersection le point de l’espace temps pertinent sur la trajectoire de la charge « source » qui permet de calculer r’.
Petite note à moi-même : j’ai l’impression qu’on devrait pouvoir écrire un code de calcul d’électromagnétisme uniquement à base de l’interactions entre charges en ne faisant pas du tout appel à la notion de champ. Plutôt que de devoir stocker l’état du champ en tout point de l’espace à chaque instant (avec une discrétisation de l’espace type éléments finis), on stockerait l’historique de trajectoire de toutes les charges, et on serait ainsi en mesure de déterminer la force s’exerçant sur une charge donnée en consultant l’historique des autres charges. Plus de champs !
Effectivement cette discussion sur la notion de champ est intéressante.
Un autre fait qui peut effectivement donner la sensation que le champ n'est pas réel, mais un artifice bien pratique, est qu'en présence de deux charges fixes dans un référentiel donné les champ créés par l'une à l'endroit où se trouve l'autre et réciproquement ont exactement la bonne valeur pour que la force de l'une sur l'autre soit exactement l'opposée de la force de l'autre sur l'une (3ème loi de Newton). Si on ne vous avait jamais parlé de la loi de force entre deux charges mais uniquement présenté les choses avec F=qE et E=... et que vous ayez trouvé ce résultat sur l'égalité des forces au signe près, vous auriez pu vous dire, quelle coïncidence, c'est magique ;)
Sans parler du fait qu'une charge n'est pas soumise au champs qu'elle crée elle-même ;)
Merci pour ce billet !
Juste un petit point sur la note finale : il est sans doute moins coûteux en mémoire de faire le code avec l'historique des trajectoires, mais beaucoup plus coûteux de calculer les interactions paire à paire quand le nombre de trajectoires est grand. C'est sans doute la raison qui explique que les codes éléments finis utilisant les champs aient prévalu... et que même les codes de calcul avec une formulation particulaire (en dynamique céleste, par exemple) calculent tout de même les champs gravitationnels dès que le nombre de particules devient grand (pour les galaxies par exemple) !